Commentaires de Marie-Noëlle Thabut,
dimanche 5 février 2023
5éme dimanche du temps ordinaire année A

1ère lecture
Psaume
2ème lecture
Evangile

PREMIERE LECTURE – prophète Isaïe 58,7-10
Ainsi parle le SEIGNEUR :
7 Partage ton pain avec celui qui a faim,
accueille chez toi les pauvres sans abri,
couvre celui que tu verras sans vêtement,
ne te dérobe pas à ton semblable.
8 Alors ta lumière jaillira comme l’aurore,
et tes forces reviendront vite.
Devant toi marchera ta justice,
et la gloire du SEIGNEUR fermera la marche.
9 Alors, si tu appelles, le SEIGNEUR répondra ;
si tu cries, il dira : « Me voici. »
Si tu fais disparaître de chez toi
le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante,
10 si tu donnes à celui qui a faim ce que toi, tu désires,
et si tu combles les désirs du malheureux,
ta lumière se lèvera dans les ténèbres
et ton obscurité sera lumière de midi.

A première vue, on pourrait prendre ce texte pour une belle leçon de morale et ce ne serait déjà pas si mal ! Mais, en fait, il s’agit de bien autre chose : je vous rappelle le contexte ; nous sommes à la fin du sixième siècle avant J.C. ; le retour d’Exil est chose faite, mais il reste encore bien des séquelles de cette période terrible ; puisque, un peu plus bas, le même prophète parle des « dévastations du passé » et des ruines à relever.
La pratique religieuse s’est remise en place à Jérusalem et, de bonne foi, on s’efforce de plaire à Dieu. Mais notre prophète est ici chargé de délivrer un message un peu délicat : oui, vous voulez plaire à Dieu, c’est une affaire entendue, seulement voilà : le culte qui plaît à Dieu n’est pas ce que vous croyez ; et le prophète leur adresse de lourds reproches : vous cherchez à vous faire bien voir de Dieu par des jeûnes spectaculaires parce que vous voulez vous attirer ses bonnes grâces, mais pendant ce temps vous n’êtes que disputes, querelles, brutalités, appât du gain.
Voici ce que dit Isaïe, quelques lignes avant notre texte d’aujourd’hui : « Le jour de votre jeûne, vous savez (quand même) tomber sur une bonne affaire, et tous vos gens de peine, vous les brutalisez ! Vous jeûnez tout en cherchant querelle et dispute, et en frappant du poing méchamment ! Vous ne jeûnez pas comme il convient en un jour où vous voulez faire entendre là-haut votre voix. Doit-il être comme cela le jeûne que je préfère, le jour où l’homme s’humilie ? S’agit-il de courber la tête comme un jonc, d’étaler en litière sac et cendre ? Est-ce pour cela que tu proclames un jeûne ? » (58,4-5).
Cela nous vaut l’un des textes les plus percutants de l’Ancien Testament ! Dommage que nous ne le lisions pas plus souvent ! Car il bouscule nos idées sur Dieu et sur la religion : nous avons là la réponse à l’une de nos grandes questions : « Qu’est-ce que Dieu attend de nous ? » Et, en fait de réponse, on ne peut pas être plus clair !
En quelques lignes, tout est dit ; mais comme toujours, quand un texte est très dense, on peut se dire qu’il a été longuement travaillé : c’est bien le cas ici, pour ce passage d’Isaïe. Car ces quelques lignes sont l’aboutissement de toute l’oeuvre des prophètes. Depuis des siècles, en Israël, et pas seulement depuis l’Exil, depuis Abraham, c’est-à-dire à peu près 1850 ans av. J.C., on cherche à faire ce qui plaît à Dieu. On a tout essayé : les sacrifices humains, d’abord, mais Dieu a tout de suite fait savoir qu’avec lui, le Dieu des vivants, il ne pouvait pas en être question ; alors on a continué à offrir des sacrifices, mais d’animaux seulement ; et puis il y a eu, comme dans toutes les religions, des jeûnes, des offrandes de toute sorte, des prières.
Tout au long de ce lent développement de la foi d’Israël, les prophètes appelaient le peuple à ne pas se contenter du culte mais à vivre l’Alliance au quotidien. Et c’est bien le sens de ce passage. Le prophète commence par dire (juste avant notre texte de ce dimanche) : « Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref que vous mettiez en pièces tous les jougs ! » Si je comprends bien, aux yeux de Dieu, tout geste qui vise à libérer nos frères vaut mieux que le jeûne le plus courageux.
Puis vient le passage que nous avons entendu tout à l’heure qui nous propose des gestes de partage : nourrir l’affamé, et désaltérer l’assoiffé, recueillir le malheureux sans abri, vêtir celui qui a froid, combler le désir des malheureux… en un mot secourir toutes les souffrances que nous rencontrons.
Je vous propose trois remarques : premièrement, les gestes de libération, les gestes de partage qu’Isaïe nous recommande sont tout simplement l’imitation de l’oeuvre de Dieu lui-même ; Israël a expérimenté bien souvent l’action du Dieu libérateur et la compassion du Dieu miséricordieux ; et ce qui lui est demandé, c’est de faire les mêmes gestes à son tour. Décidément, l’homme est vraiment fait pour être l’image de Dieu ! Et si l’on en croit les prophètes, notre attitude envers les autres est le meilleur thermomètre de notre attitude envers Dieu.
Deuxièmement, alors on ne s’étonne pas qu’Isaïe puisse promettre : « Si tu combles les désirs du malheureux, la gloire du SEIGNEUR t’accompagnera » (« la gloire du SEIGNEUR », c’est-à-dire le rayonnement de sa présence) ; ce n’est pas une récompense ! C’est beaucoup mieux que cela : c’est une réalité… car, réellement, quand nous agissons à la manière de Dieu par des actes qui libèrent, qui rassurent, qui encouragent, qui adoucissent les épreuves de toute sorte, alors il nous est donné de refléter un peu pour eux la lumière de Dieu. Et vous avez remarqué l’insistance d’Isaïe sur la lumière : « Alors ta lumière jaillira comme l’aurore… ta lumière se lèvera dans les ténèbres, ton obscurité sera comme la lumière de midi ». Bien sûr, puisqu’il s’agit de la lumière même de Dieu. Pour le dire autrement, Isaïe nous dit « Quand tu donnes, tu reflètes la présence de Dieu. » Une fois de plus on peut rappeler cette superbe phrase de la tradition chrétienne « Là où il y a de l’amour, là est Dieu ».
Troisièmement, tout acte de justice, de libération, de partage est un pas vers le Royaume de Dieu : puisque, justement, ce Royaume que tout l’Ancien Testament attend est le lieu de la justice et de l’amour ; c’est bien le sens de l’évangile des Béatitudes, dans lequel Jésus nous dit que le Royaume est construit au jour le jour par les doux, les purs, les pacifiques, les assoiffés de justice et de miséricorde.

PSAUME – 111 (112)
4 Lumière des cœurs droits, il s’est levé dans les ténèbres,
homme de justice, de tendresse et de pitié.
5 L’homme de bien a pitié, il partage ;
il mène ses affaires avec droiture.
6 Cet homme jamais ne tombera ;
toujours on fera mémoire du juste.
7 Il ne craint pas l’annonce d’un malheur :
le cœur ferme, il s’appuie sur le SEIGNEUR.
8 Son cœur est confiant, il ne craint pas.
9 À pleines mains, il donne au pauvre ;
à jamais se maintiendra sa justice,
sa puissance grandira, et sa gloire !

Chaque année, au cours de la fête des Tentes, cette fête qui dure, encore aujourd’hui, une semaine à l’automne, le peuple entier faisait ce qu’on pourrait appeler sa « profession de foi » : il renouvelait l’Alliance avec Dieu et s’engageait de nouveau à respecter la Loi. Le psaume 111/112 était certainement chanté à cette occasion.
L’ensemble de ce psaume est à lui seul un petit traité de la vie dans l’Alliance : pour mieux le comprendre, il faut le lire depuis le début. Je vous lis le premier verset : « Alleluia ! Heureux qui craint le SEIGNEUR, qui aime entièrement sa volonté ! »
Tout d’abord, donc, il commence par le mot Alleluia, littéralement « Louez Dieu » qui est le maître-mot des croyants : quand l’homme de la Bible nous invite à louer Dieu, c’est pour le don de l’Alliance précisément. Ensuite, ce psaume se présente comme un psaume alphabétique : c’est-à-dire qu’il comporte vingt-deux lignes, autant qu’il y a de lettres dans l’alphabet hébreu ; le premier mot de chaque ligne commence par une lettre de l’alphabet dans l’ordre alphabétique ; manière d’affirmer que l’Alliance avec Dieu concerne toute la vie de l’homme et que la Loi de Dieu est le seul chemin du bonheur pour la totalité de la vie, de A à Z. Enfin, le premier verset commence par le mot « heureux » adressé à l’homme qui sait se maintenir sur le chemin de l’Alliance.
Cela fait immédiatement penser à l’évangile des Béatitudes qui résonne de ce même mot « heureux » : Jésus employait là un mot très habituel dans la Bible mais que malheureusement notre traduction française ne peut pas rendre complètement ; dans son commentaire des psaumes, André Chouraqui faisait remarquer que la racine hébraïque de ce mot « a pour sens fondamental la marche, le pas de l’homme sur la route sans obstacle qui conduit vers le Seigneur. » Il s’agit donc « moins du bonheur que de la démarche qui y conduit. » C’est pour cela que le même Chouraqui traduisait le mot « Heureux » par « En Marche », sous-entendu, vous êtes sur la bonne voie, continuez ».
Généralement, dans la Bible, le mot « heureux » ne va pas tout seul, il est opposé à son contraire « malheureux » : l’idée générale étant qu’il y a dans la vie des fausses pistes à éviter ; certains chemins (traduisez choix, comportements) vont dans le bon sens et d’autres, opposés, ne sèmeront que du malheur. Et si on lit ce psaume en entier dans la Bible, on s’aperçoit qu’il est construit de cette manière ; le psaume 1 qui est plus connu est, lui aussi, construit exactement de la même façon : il commence par détailler longuement quels sont les bons choix, ce qui est chemin de bonheur pour tous et, beaucoup plus brièvement, parce que cela ne vaut pas la peine d’en parler, les mauvais choix.
Ici, le bon choix est précisé dès le premier verset : « Heureux l’homme qui craint le SEIGNEUR ! » Nous retrouvons cette expression si fréquente dans l’Ancien Testament : « la crainte de Dieu » ; malheureusement, la lecture liturgique est coupée ici et ne nous fait pas entendre la seconde ligne de ce premier verset ; je vous le lis en entier : « Heureux l’homme qui craint le SEIGNEUR, qui aime entièrement sa volonté. » Voilà donc une définition de la « crainte de Dieu » : c’est l’amour de sa volonté. Parce qu’on est en confiance, tout simplement. La crainte du Seigneur, on le sait bien, n’est pas de l’ordre de la peur : d’ailleurs, un peu plus bas, un autre verset le précise bien : « L’homme de bien… s’appuie sur le SEIGNEUR ; son coeur est confiant… »
La « crainte de Dieu » au sens biblique, c’est à la fois la conscience de la Sainteté de Dieu, la reconnaissance de tout ce qu’il fait pour l’homme, et, puisqu’il est notre Créateur, le souci de lui obéir ; car, s’il est notre Créateur, lui seul sait ce qui est bon pour nous. C’est une attitude filiale de respect et d’obéissance confiante. La double découverte d’Israël c’est à la fois que Dieu est le Tout-Autre ET qu’il se fait le Tout-Proche. Il est infiniment puissant, oui, mais cette toute-puissance est celle de l’amour. Nous n’avons donc rien à craindre puisqu’il peut et veut notre bonheur ! Vous connaissez ce verset du psaume 102/103 : « Comme la tendresse du père pour ses fils, ainsi est la tendresse du SEIGNEUR pour qui le craint ». Craindre le Seigneur, c’est bien avoir à son égard une attitude de fils à la fois respectueux et confiant. C’est aussi « s’appuyer sur lui » : « L’homme de bien… s’appuie sur le SEIGNEUR ; son coeur est confiant ».
Voici donc la juste attitude envers Dieu, celle qui met l’homme sur la bonne voie : « Heureux l’homme qui craint le SEIGNEUR ! » Voici maintenant la juste attitude envers les autres : « L’homme de bien a pitié, il partage ; homme de justice, de tendresse et de pitié… A pleines mains, il donne au pauvre. » La formule « homme de justice, de tendresse et de pitié » fait irrésistiblement penser à la définition que Dieu a donnée de lui-même à Moïse : « Le SEIGNEUR, Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté … » (Ex 34, 6). Et d’ailleurs, le psaume précédent (110/111) qui ressemble beaucoup à celui-ci emploie exactement les mêmes mots « justice, tendresse et pitié » pour Dieu et pour l’homme. Manière de dire que l’observation quotidienne de la Loi, dans toute notre vie, de A à Z, comme le symbolise l’alphabétisme de ce psaume, finit par nous modeler à l’image et à la ressemblance de Dieu.
J’ai bien dit ressemblance : le psalmiste n’oublie pas que le Seigneur est le Tout-Autre : les formules ne sont donc pas exactement les mêmes : pour Dieu on dit qu’Il « EST » justice, tendresse et pitié… alors que pour l’homme, le psalmiste dit « il est homme DE justice, DE tendresse, DE pitié », ce qui veut dire que ce sont des vertus qu’il pratique, ce n’est pas son être même. Ces vertus, il les tient de Dieu, il les reflète en quelque sorte.
Et alors parce que son action est à l’image de celle de Dieu, l’homme de bien est une lumière pour les autres : « Lumière des coeurs droits, il s’est levé dans les ténèbres ». Nous entendons là un écho de la lecture d’Isaïe « Partage ton pain avec celui qui a faim, recueille chez toi le malheureux sans abri, couvre celui que tu verras sans vêtement… alors ta lumière jaillira comme l’aurore ». C’est quand nous donnons et partageons, que nous sommes le plus à l’image de Dieu, lui qui n’est que don. Alors, à notre petite mesure, nous reflétons sa lumière.

DEUXIEME LECTURE – première lettre de Saint Paul aux Corinthiens 2,1-5
1 Frères,
quand je suis venu chez vous,
je ne suis pas venu vous annoncer le mystère de Dieu
avec le prestige du langage ou de la sagesse.
2 Parmi vous, je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus Christ
ce Messie crucifié.
3 Et c’est dans la faiblesse,
craintif et tout tremblant,
que je me suis présenté à vous.
4 Mon langage, ma proclamation de l’Evangile,
n’avaient rien d’un langage
de sagesse qui veut convaincre ;
mais c’est l’Esprit et sa puissance qui se manifestaient,
5 pour que votre foi repose, non pas sur la sagesse des hommes,
mais sur la puissance de Dieu.

Saint Paul, comme souvent, procède par contrastes : première opposition, le mystère de Dieu est tout différent de la sagesse des hommes ; deuxième opposition, le langage de l’apôtre qui annonce le mystère est tout différent du beau langage humain, de l’éloquence. Je reprends ces deux oppositions : mystère de Dieu / sagesse humaine ; langage du prédicateur / éloquence, (ou art oratoire, si vous préférez).
Et, tout d’abord l’opposition mystère de Dieu ou sagesse humaine : Paul dit qu’il est venu « annoncer le mystère de Dieu » ; il faut entendre par là le « dessein bienveillant » de Dieu que la lettre aux Ephésiens développera plus tard : ce dessein bienveillant, c’est de faire de l’humanité une communion parfaite d’amour autour de Jésus-Christ : il est donc fondé sur les valeurs de l’amour, du service mutuel, du don, du pardon ; et on voit bien que Jésus le met en oeuvre déjà tout au long de sa vie terrestre. On est donc très loin d’un Dieu de puissance au sens militaire du terme que certains imaginent.
Ce mystère de Dieu s’accomplit par un « Messie crucifié » : c’est tout à fait contraire à notre logique humaine ; c’est même presque un paradoxe ; Paul l’affirme, Jésus de Nazareth est bien le Messie ; mais pas comme on l’attendait. On ne l’attendait pas crucifié ; et même, selon notre logique humaine, le fait qu’il soit crucifié tendait à prouver qu’il n’était pas le Messie : tout le monde avait en tête une célèbre phrase du Deutéronome : d’après laquelle un homme qui avait été condamné à mort au nom de la Loi, et exécuté, était maudit de Dieu. (Dt 21,22-23).
Et pourtant, ce dessein du Dieu tout-puissant, ce n’est « rien d’autre que Jésus-Christ » comme dit Paul… Quand il témoigne de sa foi, il n’a rien d’autre à dire que Jésus-Christ ; pour lui, Jésus-Christ est vraiment le centre de l’histoire humaine, le centre du projet de Dieu, le centre de sa foi. Il ne veut rien connaître d’autre : « Je n’ai rien voulu connaître d’autre » ; derrière cette phrase, on perçoit les difficultés de ne pas céder aux pressions de toute sorte, aux injures, à la persécution déjà.
Ce Messie crucifié nous fait connaître ce qu’est la véritable sagesse, la sagesse de Dieu : c’est-à-dire don et pardon, refus de la violence… C’est tout le message de l’évangile des Béatitudes.
Face à cette sagesse divine, la sagesse humaine est raison raisonnante, persuasion, force, puissance ; cette sagesse-là ne peut même pas entendre le message de l’évangile ; et, d’ailleurs, Paul a essuyé un échec à Athènes, le haut lieu de la philosophie.
Deuxième opposition dans ce texte : langage de prédicateur, ou art oratoire. Paul n’a aucune prétention du côté de l’éloquence : voilà déjà de quoi nous rassurer, si nous n’avons pas la parole trop facile ! Mais Paul va plus loin : pour lui, l’éloquence, l’art oratoire, la faculté de persuasion seraient une gêne parce que totalement incompatibles avec le message de l’évangile. Annoncer l’Evangile ce n’est pas faire étalage d’un savoir ni asséner des arguments. Il est intéressant, d’ailleurs, de remarquer que dans le mot « convaincre », il y a « vaincre ». Il n’est peut-être pas à sa place quand on prétend annoncer la religion de l’Amour. La foi, comme l’amour, n’est pas affaire de persuasion… Allez donc persuader quelqu’un de vous aimer… On sait bien que l’amour ne se raisonne pas, ne se démontre pas… Le mystère de Dieu non plus ; on peut seulement y pénétrer peu à peu.
Le mystère d’un Messie pauvre, d’un Messie-Serviteur, d’un Messie crucifié, ne peut pas s’annoncer par des moyens de puissance : ce serait le contraire du mystère annoncé ! C’est dans la pauvreté que l’évangile s’annonce : voilà qui devrait nous redonner du courage ! Le Messie pauvre ne peut être annoncé que par des moyens pauvres, le Messie serviteur ne peut être annoncé que par des serviteurs.
Il ne faut donc pas nous inquiéter de n’être pas de très bons orateurs, car notre pauvreté de langage est seule compatible avec le message de l’évangile ; mais Paul va même jusqu’à dire que notre pauvreté de prédicateurs est une condition incontournable de la prédication ! Elle seule peut laisser le champ libre à l’action de Dieu. Ce n’est pas lui, Paul, qui a convaincu les Corinthiens, c’est l’Esprit de Dieu qui a donné à la prédication de Paul la force de la vérité en leur faisant découvrir le Christ.
J’en déduis que ce n’est pas non plus la force de notre raisonnement qui convaincra nos contemporains : leur foi ne reposera pas sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de l’Esprit de Dieu. Nous ne pouvons que lui prêter notre voix. Evidemment cela exige de nous un terrible acte de foi : « C’est dans la faiblesse, craintif et tout tremblant que je suis arrivé chez vous. Mon langage, ma proclamation de l’évangile n’avaient rien à voir avec le langage d’une sagesse qui veut convaincre ; mais c’est l’Esprit et sa puissance qui se manifestaient, pour que votre foi ne repose pas sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu ».
Au moment où nous avons l’impression que le cercle des croyants rétrécit comme une peau de chagrin, au moment où nous rêverions de moyens de puissance médiatique, télématique, électronique de toute sorte, et alors que nos moyens financiers sont révisés à la baisse, il nous est bon de nous entendre dire que l’annonce de l’évangile s’accommode mieux des moyens de pauvreté… Mais pour accepter cette vérité-là, il faut admettre que l’Esprit-Saint est meilleur prédicateur que nous ! Et que, peut-être, le témoignage de notre pauvreté serait la meilleure des prédications ?

EVANGILE – selon Saint Matthieu 5, 13 -16
En ce temps-là,
Jésus disait à ses disciples :
13 « Vous êtes le sel de la terre.
Mais si le sel devient fade,
avec quoi sera-t-il salé ?
Il ne vaut plus rien :
on le jette dehors et il est piétiné par les gens.
14 Vous êtes la lumière du monde.
Une ville située sur une montagne
ne peut être cachée.
15 Et l’on n’allume pas une lampe
pour la mettre sous le boisseau ;
on la met sur le lampadaire,
et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.
16 De même, que votre lumière brille devant les hommes :
alors, voyant ce que vous faites de bien,
ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux. »

Tant mieux si une lampe est jolie, mais franchement, ce n’est pas le plus important ! Ce qu’on lui demande d’abord, c’est d’éclairer ; et d’ailleurs, si elle n’éclaire pas bien, si on n’y voit rien, comme on dit, on ne verra pas non plus qu’elle est jolie ! Quant au sel, sa vocation est de disparaître en remplissant son office : mais s’il manque, le plat sera moins bon.
Je veux dire par là que sel et lumière n’existent pas pour eux-mêmes ; d’ailleurs, je remarque au passage, que Jésus leur dit « Vous êtes le sel de la terre… Vous êtes la lumière du monde » : ce qui compte, c’est la terre, c’est le monde ; le sel et la lumière ne comptent que par rapport à la terre et au monde ! En disant à ses disciples qu’ils sont le sel et la lumière, Jésus les met en situation missionnaire. Il leur dit : « Vous qui recevez mes paroles, vous devenez, par le fait même, sel et lumière pour ce monde : votre présence lui est indispensable ». Ce qui revient à dire que l’Eglise n’existe que POUR le monde. Voilà qui nous remet à notre place, comme on dit ! Déjà la Bible avait répété au peuple d’Israël qu’il était le peuple élu, certes, mais au service du monde ; cette leçon-là reste valable pour nous.
Je reviens au sel et à la lumière : on peut se demander quel point commun il y a entre ces deux éléments, auxquels Jésus compare ses disciples. Réponse : ce sont des révélateurs ; le sel met en valeur la saveur des aliments, la lumière fait connaître la beauté des êtres et du monde. Les aliments existent avant de recevoir le sel ; les êtres, le monde existent avant d’être éclairés. Cela nous en dit long sur la mission que Jésus confie à ses disciples, à nous. Personne n’a besoin de nous pour exister, mais apparemment, nous avons un rôle spécifique à jouer.
Sel de la terre, nous sommes là pour révéler aux hommes la saveur de leur vie. Les hommes ne nous attendent pas pour vivre des gestes d’amour et de partage parfois magnifiques. Evangéliser, c’est dire « le Royaume est au milieu de vous, dans tout geste, toute parole d’amour » ; c’est là qu’ils nous attendent si j’ose dire : pour leur révéler le Nom de Celui qui agit à travers eux : puisque « là où il y a de l’amour, là est Dieu ».
Lumière du monde, nous sommes là pour mettre en valeur la beauté de ce monde : c’est le regard d’amour qui révèle le vrai visage des personnes et des choses. L’Esprit Saint nous a été donné précisément pour que nous puissions entrer en résonance avec tout geste ou parole qui vient de lui.
Mais cela ne peut se faire que dans la discrétion et l’humilité. Trop de sel dénature le goût des aliments au lieu de le mettre en valeur. Une lumière trop forte écrase ce qu’elle veut éclairer. Pour être sel et lumière, il faut beaucoup aimer.
Il suffit d’aimer, mais il faut vraiment aimer. C’est ce que les textes de ce jour nous répètent selon des modes d’expression différents mais de façon très cohérente. L’évangélisation n’est pas une conquête. La Nouvelle Evangélisation n’est pas une reconquête. L’annonce de la Bonne Nouvelle ne se fait que dans une présence d’amour. Rappelons-nous la mise en garde de Paul aux Corinthiens : il leur rappelle que seuls les pauvres et les humbles peuvent prêcher le Royaume.
Cette présence d’amour peut être très exigeante si j’en crois la première lecture : le rapprochement entre le texte d’Isaïe et l’évangile est très suggestif. Etre la lumière du monde selon l’expression de l’évangile, c’est se mettre au service de nos frères ; et Isaïe est très concret : c’est partager le pain ou les vêtements, c’est faire tomber tous les obstacles qui empêchent les hommes d’être libres.
Et le psaume de ce dimanche ne dit pas autre chose : « l’homme de bien », c’est-à-dire « celui qui partage ses richesses de toute sorte à pleines mains » est une lumière pour les autres. Parce qu’à travers ses paroles et ses gestes d’amour, les autres découvriront la source de tout amour : comme dit Jésus, « En voyant ce que les disciples font de bien, les hommes rendront gloire au Père qui est aux cieux. » c’est-à-dire qu’ils découvriront que le projet de Dieu sur les hommes est un projet de paix et de justice.
A l’inverse, on peut se demander comment les hommes pourront croire au projet d’amour de Dieu tant que nous, qui sommes répertoriés comme ses ambassadeurs, nous ne multiplions pas les gestes de solidarité et de justice que notre société exige ; on peut penser d’ailleurs que le sel est sans cesse en danger de s’affadir : car il est tentant de laisser tomber dans l’oubli les paroles fortes du prophète Isaïe, celles que nous avons entendues dans la première lecture ; ce n’est peut-être pas un hasard, d’ailleurs, si l’Eglise nous les donne à entendre peu de temps avant l’ouverture du Carême, ce moment où nous nous demanderons de très bonne foi quel est le jeûne que Dieu préfère.
Dernière remarque : cet évangile d’aujourd’hui (sur le sel et la lumière) suit immédiatement dans l’évangile de Matthieu la proclamation des Béatitudes : il y a donc certainement un lien entre les deux. Et nous pouvons probablement éclairer ces deux passages l’un par l’autre. Peut-être le meilleur moyen d’être sel et lumière pour le monde est-il tout simplement de développer chacun la Béatitude à laquelle nous sommes appelés ? Etre sel de la terre, être lumière du monde, c’est vivre selon l’esprit des Béatitudes, c’est-à-dire exactement à l’opposé de l’esprit du monde ; c’est accepter de vivre selon des valeurs d’humilité, de douceur, de pureté, de justice. C’est être artisans de paix en toute circonstance, et, plus important que tout peut-être, accepter d’être pauvres et démunis, en n’ayant en tête qu’un seul objectif : « qu’en voyant ce que les disciples font de bien, les hommes rendent gloire à notre Père qui est aux cieux. »
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Compléments
– D’après l’un des textes du Concile sur l’Eglise (« Lumen Gentium »), la vraie lumière du monde, ce n’est pas nous, c’est Jésus-Christ.
– En disant à ses disciples qu’ils sont lumière, Jésus leur révèle ni plus ni moins que c’est Dieu lui même qui brille à travers eux, car, dans les écrits bibliques, comme dans le Concile, il est toujours bien précisé que toute lumière vient de Dieu.

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