Une opposition aux actes mortifères d’une certaine norme sociale
L’enjeu de l’objection de conscience concerne et dépasse le cadre médical : le courage et la fermeté lumineuse de certains grands témoins dans leur combat pour la vie, nous aident à comprendre que, même en démocratie, les convictions fondamentales doivent être défendues.
Alors qu’il est aujourd’hui remis en cause par certaines décisions politiques, dans une société où le combat pour la vie, sous toutes ses formes, est primordiale, l’enjeu de l’objection de conscience concerne et dépasse le cadre médical.
Continuellement de retour sur le devant de la scène, les thèmes de l’euthanasie, l’avortement, la recherche sur l’embryon humain, etc. concernent tous la question de l’objection de conscience. Encore plus aujourd’hui dans une société qui promeut une forme de « liberté » concernant la vie dans son ensemble, et dont les choix et décisions qui en découlent sont, en grande partie, mortifères.
Mais pour comprendre cet enjeu de société, il faut revenir à cette question principale : qu’est-ce l’objection de conscience ?
UNE QUESTION FONDAMENTALE
Les philosophes grecs ont défini l’Homme ainsi : « L’homme est un animal raisonnable » (Aristote, IVème siècle avant J-C), ce qui se comprend notamment, comme étant doué de réflexion. L’Homme peut ainsi élargir son point de vue personnel et envisager des normes générales, et peut procéder par soi-même à un examen critique des opinions généralement admises. En somme : une capacité de jugement et de compréhension à la fois pour sa vie personnelle (soi-même) et la vie commune (général).
Il convient pour bien agir de confronter nos motifs propres avec des exigences collectives. Et cet effort de discernement s’opère devant notre conscience. C’est pourquoi nous comparons souvent la conscience à un tribunal devant lequel sont convoqués les arguments qui servent nos intérêts mais aussi qui les encadrent et les limitent.
Ainsi l’être humain n’agit pas en animal ou en chose dénuée d’esprit. La conscience manifeste ce qui est le plus estimable en l’homme : la puissance de se déterminer selon ce qui est vrai. Par conséquent, loin de se confondre avec l’esprit de contradiction, capricieux et égoïste, l’objection de conscience peut prendre la forme au contraire d’un véritable esprit de sacrifice.
La conscience n’engage que soi et si elle nous détermine parfois à être exigeant, voire héroïque pour nous-mêmes, elle nous incline aussi à être toujours bienveillant envers autrui. Par ailleurs, la conscience n’est pas l’expression d’une révolte contre l’ordre établi mais l’obéissance sereine à des prescriptions plus hautes.
La conscience comme « sanctuaire »
« Cette loi naturelle « inscrite dans le cœur de l’homme ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, et au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : « Fais ceci, évite cela ». L’homme découvre la présence de cette loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre (…) Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. »
Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, 16
LE LIEN ENTRE LIBERTÉ, OBJECTION ET CLAUSE DE CONSCIENCE
La liberté de conscience, entendue comme le pouvoir de se déterminer selon les principes que l’on se fixe à soi-même est aussi une valeur des sociétés libérales et démocratiques : La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (article 18) renvoie à la liberté de conscience. On peut aussi trouver une correspondance dans le texte de la Convention Européenne des Droits de l’Homme élaborée par le Conseil de l’Europe (article 9) ; mais aussi dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 10). En France, elle apparaît pour la première fois dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 (« nul ne peut être inquiété pour ses opinions »).
Pour en venir à l’objection de conscience, disons qu’elle consiste à déroger à un ordre donné par un supérieur, une autorité, ou à une règle édictée par le législateur. Comme nous l’avons vu, elle n’est pas en premier l’émanation d’une prescription religieuse ou morale, mais bien une disposition naturelle qui habite en chacun et qui l’ouvre à la transcendance.
La clause de conscience est la reconnaissance légale par l’État du droit à l’objection de conscience. Il en fixe les modalités d’exercice, et garantit l’absence de sanction. Pour le médecin, la clause de conscience se définit comme la faculté de refuser d’accomplir un acte médical, parce que cet acte, bien qu’autorisé par la loi, est contraire à ses convictions. La clause de conscience encadre donc le refus très circonstancié d’appliquer la loi pour certaines professions de santé. La clause de conscience est inscrite à l’article 47 du code de déontologie médicale, selon lequel le médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles sous réserve de manquement aux devoirs d’humanisme ou d’urgence. La clause de conscience repose donc aussi sur des assises juridiques, en plus de ses fondements éthiques.
L’OBJECTION DE CONSCIENCE : UN DROIT ?
En France, la clause légale de conscience autorise donc certains professionnels à s’abstenir de pratiquer des actes qui offensent gravement leur conscience. Elle renvoie spécifiquement, dans le champ médical, à trois types d’actes :
1- La stérilisation à visée contraceptive
2- Les recherches sur l’embryon humain
3- L’interruption volontaire de grossesse.
Mais, si la clause protège le principe de l’objection de conscience, le législateur par les termes employés, et parfois les ordres professionnels eux-mêmes, peuvent en limiter la portée. En 1996, le Conseil de l’Ordre National des Médecins réforme le serment d’Hippocrate. La version nouvelle et spécifiquement française supprime la phrase comprise dans le serment initial : « je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif « . Le Conseil de l’Ordre, en effaçant du serment cette interdiction entrait en cohérence, dans une certaine mesure, avec la légalisation de la contraception hormonale (Loi Neuwirth, 1967), (dont on sait bien, aujourd’hui que toutes les pilules hormonales ne sont pas purement contraceptives mais ont toutes un certain potentiel intrinsèquement abortif[1]), du stérilet (Décret de 1972), de l’avortement (Loi Veil 1975), et de la pilule du lendemain (Autorisation de vente depuis 1999). Avec ces lois et d’autres en matière de recherche sur l’embryon, rompant ainsi avec la médecine hippocratique traditionnelle, la médecine du XXème siècle, s’édifiait sur des lois dont le respect de l’être humain, même s’il pouvait demeurer postulat de départ, n’était plus valide de façon inconditionnelle. C’est pourquoi, assez logiquement, s’est imposée pour certains praticiens la question de l’objection de conscience.
On le voit donc, même si le principe est inscrit dans les textes fondateurs de notre ordre social, eu égard à l’évolution des pratiques et des techniques, l’objection de conscience reste très encadrée, comme c’est le cas en particulier à propos de l’interruption volontaire de grossesse.
[1] Jacques Suaudeau, parle de 5% d’échappement ovulatoire avec une pilule oestro-progestative classique. Une femme qui utiliserait la pilule pendant 15 ans s’ouvre à la probabilité de détruire deux embryons. Contraception et avortement. Interview réalisé par l’équipe de Dialogue Dynamics. 21 avril 2010
La pilule hormonale ou oestroprogestative
Comme son nom l’indique, la pilule oestroprogestative est composée de l’association de deux hormones synthétiques, un œstrogène et un progestatif.
Elle agit par :
– 1 – inhibition du système hypothalamo-hypophysaire et par conséquent de la libération de l’ovule et des hormones, (effet contraceptif)
– 2 – altération de la poursuite normale des modifications de l’endomètre utérin ; ainsi –même dans le cas où l’ovulation se produirait et que la conception aurait lieu– l’embryon n’aurait pas la possibilité de s’implanter dans l’utérus, (effet abortif)
– 3 – modification de la motilité des trompes de Fallope empêchant, d’une part, le passage des spermatozoïdes qui doivent rencontrer la cellule œuf (effet contraceptif) et, d’autre part, après l’éventuelle conception, la descente de l’embryon vers l’utérus (effet abortif)
– 4 – altération de la composition du mucus cervical le rendant impénétrable pour les spermatozoïdes et les empêchant de remonter vers le canal cervical (effet contraceptif).
LE CAS DE L’I.V.G
Le texte de référence, l’article L. 2212-8 du Code de la Santé, prévoit qu’un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse ; mais sa décision prise, il doit, sans délai, informer de son refus la patiente, et lui communiquer le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention selon les modalités prévues à l’article L. 2212-2. De même, en principe, aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse (Code de la santé publique, art. L. 2212-8).
On le voit, le législateur est appelé à penser les formes d’ajustements entre l’acte médical légalement justifié et l’interdit moral qui demeure pour beaucoup de praticiens. En France, l’interruption volontaire de grossesse est autorisée par la loi. Mais pour autant, et même si les réformes actuelles du Code de la santé tendent à effacer cette dimension (disparition du délai légal de réflexion, remboursement intégral de l’acte), cet acte d’interruption de la grossesse demeure lui-même une exception au principe plus général du respect dû à toute vie humaine.
La dignité humaine est une notion de philosophie morale entrée dans le droit international après la découverte des horreurs perpétrées dans les camps nazis au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Appliquée à la personne humaine après le procès de Nuremberg, la dignité exprime le caractère irremplaçable de chaque être humain. Elle est affirmée à l’article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. ». Le principe de la Déclaration, s’opposant à toute tentative de sélection des êtres humains, semblait s’opposer aussi à la légalisation par un Etat de pratiques abortives qui pouvaient être assimilées à de l’eugénisme (volonté d’améliorer biologiquement un peuple).
C’est pourquoi, la loi Veil, en 1975, n’a pu que dépénaliser provisoirement l’avortement : cela devait consister en une exception très restrictive au principe universel du respect de la vie humaine.
On trouve par ailleurs, en droit français, le principe de la dignité humaine énoncé encore dans la première loi de bioéthique de 1994, qui reprenait très explicitement l’esprit de l’article 16 du Code Civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».
LE CAS PARTICULIER DES PHARMACIENS
La loi ne prévoit pas, pour eux, de clause de conscience. Aux yeux de la jurisprudence, il ne saurait être admis qu’un pharmacien, au nom de ses convictions, refuse de délivrer un produit abortif. Le raisonnement des juridictions judiciaires pour sanctionner les pharmaciens objecteurs est motivé par une logique économique : en contrepartie du monopole légal consenti aux officines pharmaceutiques de vendre les médicaments, les pharmaciens sont obligés de vendre les solutions abortives.
La situation du pharmacien est très particulière car sa fonction, d’un point de vue administratif, est ambigüe : il exerce une profession libérale mais il participe aussi au service public de la santé. Mais si d’autres professionnels libéraux participent aussi au service public de la santé (médecins de famille, infirmières), le pharmacien demeure, par exception, le seul professionnel dont la conscience ne peut être opposée à la politique de santé décidée par les pouvoirs publics. Ce qui est clairement en cause c’est le domaine de « la santé sexuelle et reproductive », et donc en particulier la distribution de moyens dits de « contraception ». En effet, les femmes doivent pouvoir se procurer auprès d’une officine, un moyen de contraception hormonale. Les pharmaciens sont alors considérés d’abord comme des acteurs d’un service public qui ne peut souffrir d’exceptions, au nom du principe d’égalité.
Mais est-ce à dire que cette justification du refus de la clause de conscience au nom de la jouissance d’un monopole économique, devra s’étendre et sans réserve, à la distribution de toute solution, quelque effet qu’elle induise, dès lors qu’elle est reconnue participer à une politique publique de santé ? Par hypothèse, si un jour était légalisé un droit de « mourir dans la dignité », qui serait alors naturellement désigné pour fournir les cocktails médicamenteux létaux ?
L’OBJECTION DE CONSCIENCE : UN CHOIX ?
La Raison moderne est sécularisée, particulièrement en Europe. L’ordre social qu’elle édifie est donc laïc, sans référence biblique. Or Saint Augustin remarquait déjà au IVème siècle de notre ère, à propos de l’Empire romain déclinant, combien la paix sociale est un bien précieux mais d’autant plus fragile qu’il n’est fondé que sur la crainte. En effet, rien n’est plus incertain que la concorde obtenue non par amour de la justice mais par peur du conflit ou de la guerre. Saint Augustin désignait cet ordre social précaire par l’expression « paix de Babylone ». Pour autant, il préconisait lui-même d’obéir généralement aux lois de la cité afin de ne pas risquer de provoquer la discorde et la guerre. Mais de toute évidence l’obéissance ne peut être qu’un principe général qui connaît des exceptions. Naturellement la miséricorde est une exigence de la conscience chrétienne qui prévaut sur l’obéissance aveugle à la loi : on trouve dans la Bible, dans le livre de l’Exode, un exemple de la violence engendrée par la volonté de préserver l’ordre social :
La Bible dit qu’un nouveau roi, qui n’avait pas connu Joseph, vint à régner en Egypte :
« Il dit à son peuple : « Voici que le peuple des Israélites est devenu le plus nombreux, et plus puissant que nous. Allons, prenons de sages mesures pour l’empêcher de s’accroître (…) ». Le roi d’Egypte parla aussi aux sages-femmes des Hébreux. L’une s’appelait Shiphra et l’autre Pua. Il leur dit: «Quand vous aiderez les femmes des Hébreux à avoir leur enfant et que vous regarderez sur le siège d’accouchement, si c’est un garçon, faites-le mourir; si c’est une fille, laissez-la vivre. »
Mais les sages-femmes avaient la crainte de Dieu et elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi d’Egypte : elles laissèrent vivre les enfants. (…) Dieu fit du bien aux sages-femmes et le peuple devint nombreux et très puissant. Parce que les sages-femmes avaient eu la crainte de Dieu, Dieu fit prospérer leur famille.
Alors le pharaon ordonna à tout son peuple : «Vous jetterez dans le fleuve tout garçon qui naîtra et vous laisserez vivre toutes les filles.»«
Dans le récit, les deux sages-femmes se refusent aux infanticides de petits garçons, pourtant ordonnés par Pharaon. Elles s’exonèrent de sa loi car elles « craignent » Dieu. Pourtant Dieu n’est pas réductible à une Loi qui punit. Au contraire, l’irruption de la Bible dans l’histoire humaine a livré, en lieu et place de l’ancienne morale de la rétribution, une autre morale, celle de la miséricorde : le salut passe par l’espérance plutôt que par la peur, et il n’y a pas de responsabilité individuelle qui ne prenne sa source dans l’amour du prochain, particulièrement du plus faible. Et cette morale miséricordieuse est l’expression la plus lumineuse de notre liberté
Une conscience de ce qui manque
Comme le rappelle le grand philosophe contemporain, Jurgen Habermas, dans un article de 2007(1), les concepts avancés par la modernité dans le but de garantir la liberté individuelle, ne voudrait-elle l’admettre, sont des héritages du Christianisme : « émancipation », « histoire » « responsabilité »…
Le titre de son article La conscience de ce qui manque, renvoie à cette irréductible dette de la civilisation européenne au Christianisme, dette que la Raison européenne sécularisée est tentée parfois de nier.
Le risque qui consiste à refuser l’aspiration métaphysique qui habite la conscience humaine c’est le nihilisme, le sentiment d’abandon, l’expérience d’une vie privée de toute justification. Or l’objection de conscience consistant à s’opposer aux actes mortifères justifiés par la norme sociale renvoie aux racines les plus profondes de notre civilisation, racines qui depuis les grecs sont métaphysiques. L’objection de conscience est la manifestation que les ancres de la liberté doivent être jetées dans le ciel.(2)
1 J. Habermas, « Une conscience de ce qui manque », revue Esprit, mai 2007
2 Rémi Brague, Les ancres dans le ciel, Seuil 2011.
L’enjeu de l’objection de conscience concerne et dépasse le cadre médical : le courage et la fermeté lumineuse de certains grands témoins dans leur combat pour la vie, nous aident à comprendre que, même en démocratie, les convictions fondamentales doivent être défendues.
Article rédigé en commun par les membres du Conseil épiscopal d’éthique médicale
(Catholiques en Vendée – N°141 – Mars 2016)
Article arrangé et adapté par Foulques O’Mahony (Janvier 2022)